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Plumes
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25 février 2009

Avant, je croyais que les gens n'existaient que lorsque j'étais là.

Existences - Introduction.

Pendant longtemps j'ai cru que les gens cessaient d'exister dès que je leur tournai le dos.

Pas qu'ils mourraient, non. Plutôt qu'ils n'avaient plus d'existence, puisque je n'étais plus là. Je ne les voyais plus, ne les entendait plus... Je ne les percevais plus, donc quelle preuve avais-je qu'ils existaient encore ? Bien sûr, ils réapparaissaient, ensuite, mais pourquoi n'auraient-ils pas tout simplement repris leur existence là où ils l'avaient laissée ?

Ils ne vivaient que quand j'étais là. Il ne se passait rien quand je n'étais pas là, donc. C'était comme si, quand je quittais un lieu, il s'arrêtait, se bloquait, finissait par devenir sable... Pour se reformer et se remettre en route quand j'y revenais. Tout ceci me paraissait aller de soi.

Et un jour, j'ai remis en question cette conviction. Je me suis d'abord rendue compte que les relations entre les gens ne passaient pas nécessairement par moi. Bien sûr, il me semblait naturel que mon père ai téléphoné à telle ou telle personne de la famille en mon absence : mais il était proche de moi, géographiquement, alors il existait encore, tant qu'il restait dans le périmètre d'accès à l'existence. Quant à son interlocuteur, il reprenait son existence à l'instant où le téléphone sonnait, pour la cesser lorsqu'il raccrocherait.

Donc, je disais, je me suis rendue compte que non, je n'étais pas le centre du monde. Les gens vivaient quand je n'étais pas là, ils parlaient entre eux, pensaient. Il pouvait donc survenir des événements en mon absence. Cette constatation fit presque s'effondrer le reste de mes convictions, mais je tins bon, et me mis à raisonner sous ce nouvel angle de vue.

D'abord, le fait que les gens aient une vie en mon absence impliquaient qu'ils pouvaient agir et parler sans que je ne sois au courant de leurs actes et paroles ; cette perspective m'effrayait un peu, puisque, du coup, on avait la possibilité de dire du mal de moi dans mon dos, entre autres. Je n'avais donc plus la connaissance absolue ! Il y aurait toujours quelque chose que j'ignorais. Cette conclusion m'inquiétait autant qu'elle me fascinait et m'enthousiasmait.

Ensuite, les personnes que je considérais comme superflues, comme les passants dans la rue, les personnes assises de l'autre côté de la rangée au cinéma, ceux qui prenaient le bus... Avaient tout d'un coup, eux aussi, une existence propre. Ils n'étaient plus de pâles fantômes qui passaient à côté de moi, sans but et sans particularité : non, ils devenaient humains au même titre que moi, ils avaient également, certainement, une vie comme la mienne, des amis, de la famille, des liens, des peurs. Encore une fois, cette conclusion m'inquiéta. Le monde me paraissait soudain si grand ! Mais aussi, il était si fascinant de se rendre compte qu'avant, je vivais comme dans une bulle étroite, croyant être le centre de tout, alors qu'il y avait tant à explorer et à comprendre !

Cependant, on ne peut lire dans les pensées des gens, et c'est pourquoi on ne peut connaître la vie entière, les pensées, les goûts et les actes de tous. Mais je me rendis compte que l'on pouvait parfois émettre des conjectures sur ce qu'était l'existence des autres, si l'on prenait la peine de s'y intéresser.

Je me mis alors, d'abord pour m'occuper, ensuite par intérêt ponctuel, puis enfin par réflexe, à examiner ceux qui m'entouraient. J'observais leurs manières, leurs regards, leurs façon de se vêtir, de se parler, je cherchais à saisir les liens qui unissaient plusieurs d'entre eux. Je devais parfois résister à la tentation d'aller leur parler pour vérifier la justesse de mes hypothèses. Cette habitude devint plus qu'un passe-temps, et, peu à peu, je me pris à adorer imaginer la vie de ceux que je croisais. Je ne m'attardais que très rarement sur mes connaissances et leur préférait des parfaits inconnus, ou des personnes que je croisais tous les jours sans jamais leur parler ; ils étaient bien plus intéressants, et ainsi je ne prenais pas le risque d'avoir à comparer mes idées à la réalité.

L'exercice demandait une certaine concentration : une fois la cible choisie, je prenais toujours une bonne dizaine de minutes pour répertorier tout ce que je pouvais attraper de renseignements. Et puis, peu à peu, des liens se tissaient entre ces informations : j'imaginais soudainement des passions, des déceptions, des drames, des grands moments de bonheur, tout ce qui peut faire une vie. Alors me venait souvent un sentiment de complicité tendre envers cette personne : j'avais l'impression de la connaître réellement, d'avoir beaucoup partagé avec elle. Parfois, même si ce n'est presque jamais arrivé, le sentiment était contraire et je ressentais au contraire une certaine répulsion, parfois du mépris, pour l'observé.

On peut se demander quelle valeur, quel crédit accorder à mes conclusions : je n'ai jamais prétendu deviner la vérité ou la réalité, non ; j'essayais de deviner la personne, de percevoir qui elle pouvait être, et je ne suis pas sûre d'avoir envie, maintenant, de savoir si mes conjectures sont vérifiées. Je préférais imaginer les gens, les idéaliser, l'image que je me faisait d'eux me donnait ensuite une foule de personnages prêts à jouer leur rôle dans mes écrits. Les inconnus m'inspiraient, en somme.

C'était ainsi tous les jours, à chaque fois que je me retrouvais seule : dans la file d'attente d'un supermarché, dans le bus, à la bibliothèque, parfois même en marchant dans la rue... Je fixais soudain mon attention sur quelqu'un et je l'inventais. En général, j'oubliai aussitôt mes élucubrations, mais quelques fois, des personnes m'ont marquées et je notais alors les fragments de leur existence. D'autres encore sont encore suffisamment présentes et claires dans ma mémoire pour que je puisse les rédiger d'ici peu ; je compte réunir les personnages les plus marquants, les plus intéressants, que j'ai pu croiser ces derniers mois. Ainsi, ils pourront peut être se rencontrer au fil des pages et, qui sait, choisir de créer ensemble un autre monde, où ils deviendront sable dès lors que le lecteur aura décidé d'ignorer leur existence.

Bulle.

Janvier 2009

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